Francesco GEMINIANI
La Forêt Enchantée, musique de ballet
restauration de Newell Jenkins
Maurice ANDRÉ, trompette
I Solisti Veneti
Claudio SCIMONE
30 juillet 1968, Villa Simes, Piazzola sul Brenta
Une courte description rédigée par Harry HALBREICH:
"[...] «Représentation tirée du poème italien du Tasse de la «Jérusalem délivrée», spectacle orné de machines, animé d'acteurs, de pantomimes et accompagné d'une musique (de la composition de M Geminiani) qui en exprime les différentes actions; exécutée sur le Grand Théâtre du Palais des Tuileries pour la première fois...»
Cette représentation, ainsi décrite par un commentateur français de l'époque, eut lieu le 31 mars 1754. Dés l'année suivante, l'éditeur londonien John Johnson publiait la musique de Geminiani en parties séparées sous le titre «La Forêt Enchantée, une composition instrumentale exprimant les mêmes idées que le Poème du Tasse du même nom, par F Geminiani» Cette oeuvre remarquable, et à certains égards unique en son genre, tomba ensuite dans l'oubli pour plus de deux siècles, et c'est en 1967 seulement que le musicologue américain Newell Jenkins la remit au jour.
Ainsi que nous le verrons, elle constitue une exception au sein de la production de son auteur. Mais ce Francesco Geminiani fut lui même un personnage hors-série, un génie fantasque et impulsif, dont il nous faut d'abord retracer brièvement la carriére.
Né à Lucques, en Toscane, en décembre 1687, il montra de bonne heure les plus vives dispositions pour le violon, qu'il apprit d'abord auprès de son père, puis à Rome auprès de Corelli. Il fait partie ainsi de cette génération de violonistes-compositeurs disciples du maître de Fusignano, dont ils répandirent le message de virtuose et de créateur aux quatre coins de l'Europe. Dès ces années d'étude, l'adolescent fougueux se distinguait du noble classicisme de son maître par un style d'interprétation exubérant jusqu'à l'excentricité. Après être retourné pour quelque temps dans sa ville natale, à la Chapelle de la Signora, Geminiani s'en fut à Naples en 1711, afin de parfaire sa formation auprès d'Alessandro Scarlatti. Mais la vivacité extrême de son tempérament l'obligea à abandonner le poste de premier violon de l'Opéra, étant donné qu'«aucun exécutant n'était capable de suivre son rubato, ses changements de tempo intempestifs et sa battue fantaisiste». En 1714. il alla tenter sa chance en Angleterre, où il obtint d'emblée un tel succès (notamment lorsqu'il joua devant le Roi Georges 1er, accompagné au clavecin par Haendel) qu'il s'y fixa définitivement. Il s'imposa à Londres comme le véritable maître de l'école britannique de violon, tant par ses concerts et ses compositions publiées que par ses traités théoriques, dont le premier et le plus important, „The Art of playing the Violin“ (1731), contient déjà tous les principes techniques du violon moderne. À partir de 1733, et jusqu'en 1740, il vécut à Dublin, installé dans une magnifique maison agrémentée d'une salle de concerts, où il recevait ses élèves et donnait des concerts privés. Il revint ensuite à Londres, où il joignit à ses activités celles d'éditeur et de marchand de tableaux, collectionnant lui-même les toiles de grands maîtres en véritable connaisseur. De 1749 à 1755 il vécut à Paris, y faisant représenter notamment l'ouvrage dont nous vous présentons ici l'enregistrement. Après avoir séjourné de nouveau à Londres, il retourna à Dublin en 1760, chez son élève Dubourg, et c'est là qu'il mourut le 17 septembre 1962.
Ses compositions, qui se distinguent par un élan impétueux et une chaleur lyrique bien en rapport avec ce que les témoins d'époque nous disent de son jeu, tout en témoignant d'une éminente maîtrise de l'écriture fugée, sont exclusivement instrumentales. Citons 42 sonates pour violon et basse continue, groupées en 4 recueils (1716-1758), 18 concertos pour violon, 5 recueils de Concerti Grossi (1732-1746), 12 sonates en trio, quelques pièces de clavecin (1743) et enfin notre „Forêt Enchantée“. Parmi ses septs traités théoriques, le dernier (1760) est consacré au jeu de la Guitare!
L'ensemble de cette production se situe dans la descendance esthétique de Corelli, dont Geminiani arrangea d'ailleurs les Sonates pour Violon Opus 5 en Concerti Grossi. D'un style moins châtié, d'une forme moins harmonieusement équilibrée que celles de son maître, ses oeuvres témoignent en revanche d'une imagination et d'une audace bien plus grandes, qu'il s'agisse de la virtuosité instrumentale, de la richesse harmonique ou de l'intensité expressive, par moments déjà romantique.
Mais si l'ensemble de la production de Geminiani est de style purement italien, „La Forêt Enchantée“, écrite en France et à l'intention d'un public français, montre une faculté d'assimilation prodigieuse, au point que maint épisode, et non des moins inspirés, pourrait être extrait d'un ballet de Rameau! Cette synthèse extrêmement habile des styles français et transalpin, véritable «réunion des goûts» au sens où l'entendait Couperin, n'est pas un des moindres charmes de l'ouvrage, qui se distingue encore par une vivacité primesautière et par un renouvellement incessant de l'inspiration.
Il s'agit donc d'une sorte de Ballet-Pantomine, dont la partition imprimée, enregistrée ici, ne restitue d'ailleurs pas la totalité, mais constitue une véritable version de concert, ainsi que cela s'est toujours pratiqué pour les oeuvres choréographiques.
L'oeuvre se compose de deux parties, comprenant chacune onze morceaux, s'enchaînant suivant une heureuse répartition des contrastes de tempo et d'instrumentation. Celle-ci fait appel à deux flûtes, deux cors (dont le premier est remplacé par une trompette en ré dans la seconde partie) et un orchestre à cordes dont se détache un „Concertino“ formé de deux violons et d'un violoncelle, selon la plus pure tradition du Concerto Grosso. Le style concertant règne d'ailleurs tout au long de la partition, atteignant par moments à un éclat splendide, comme dans le grand „Allegro fugué“ conclusif, véritable feu d'artifice sonore digne des „Brandebourgeois“ de Bach. L'influence française se manifeste particulièrement dans le language harmonique, avec ses retards et ses dissonances si expressives, et dans l'usage des ornements mélodiques particuliers à notre musique classique. La magnifique introduction lente du début est aussi d'essence purement ramiste, et il en est de même pour le merveilleux „Andante affettuoso“ ouvrant la seconde partie. L'alerte „Gigue“ servant de quatrième mouvement à la première partie annonce même Grétry. Par contre, des pages comme le No 7 ou le No 9 de cette première partie sont de la musique purement italienne, l'une proche de Pergolèse, avec ses cors éclatants, l'autre de Vivaldi, avec son brillant solo de violon. Enfin, comment ne pas souligner les éminentes vertus choréographiques de cette musique aux rythmes si vivants et si variés?
Certes, l'auditeur aura beaucoup de mal à reconstituer le scénario dramatique à l'aide de la seule musique, d'autant plus que la version de concert gravée ici, et qui est la seule dont nous possédions la partition, élimine certains épisodes d'intêrèt exclusivement visuel. Afin de définir le climat particulier de cette oeuvre si captivante, nous donnons néanmoins un bref résumé du Treizième Chant de la „Jérusalem Délivrée“ du Tasse.
Il s'agit, bien entendu, de la fameuse Forêt de la Magicienne Armide. Le poème débute par une description de ces lieux mystérieux, situés non loin du campement des Chevaliers chrétiens devant Jérusalem. Chaque nuit, sorcières et démons s'y rencontrent pour célébrer de terrifiantes orgies. Le Roi des Démons, Demogorgon, a juré de chasser les Croisés en les accablant de chaleur et de sécheresse.
Ayant besoin de bois pour réparer leurs armes, les Chevaliers chrétiens dépèchent une escouade dans la terrible forêt, mais les hommes reviennent tremblants, affirmant à leur chef, Godefroid de Bouillon, que le Diables en personne garde les lieux. Lorsque le héros Alcaste s'aventure seul dans la forêt, il se heurte à une citadelle en flammes, dont les remparts sont défendus par des griffons et des dragons.
Enfin Tancrède, quittant son lit de souffrances (il vient de tuer sa bien-aimée Clorinde au cours d'un duel, à la suite de la tragique méprise immortalisée par Monteverdi dans son „Combattimento“) affronte à son tour la forêt-citabelle en flammes. Mais les flammes s'écartent devant lui, et il parvient à une clairière, au centre de laquelle se dresse un unique cyprès en forme de pyramide. Alors qu'il commence de l'abattre, du sang jaillit de l'écorce, tandis que la voix de Clorinde l'accuse de double meutre. Terrifié par cette hallucination, Tancrède fuit la forêt à son tour.
À présent la chaleur suscitée par Memorgorgon augmente de plus en plus, accablant jour et nuit les Croisés, désséchant les rivières, flétrissant arbres et plantes, faisant périr de soif les animaux. Sur l'injonction d'un pieux anachorète, Godefroid de Bouillon implore la pitié divine. Enfin la pluie tombe, mettant fin à la terrible sécheresse et éteignant du même coup l'incendie maléfique de la Forêt Enchantée.
Tel est l'épisode fantastique qui sut enflammer l'imagination de Francesco Geminiani et auquel nous devons l'une des partitions les plus singulières et les plus attachantes du XVIIIe siècle, heureusement ressuscitée aujourd'hui. [...]" Harry Halbreich, texte publié dans l'album Erato STU 70478.
Pour plus de détails sur l'intrigue du ballet, voir à partir de cette page du site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France (dont est citée la photo ci-dessus).
Cet enregistrement fut réalisé pour Erato le 30 juillet 1968 dans la „Villa Simes“ à Piazzola sul Brenta, et publié sur le disque Erato STU 70478. L'ensemble „I Solisti Veneti“ est dirigé par son chef-fondateur Claudio SCIMONE, avec Maurice ANDRÉ dans la seconde partie de l'oeuvre. La présente restauration provient de la réédition sur le disque The Musical Heritage Society Inc. MHS 1178.
Voici donc...
Francesco Geminiani, La Forêt Enchantée, musique de ballet, restauration de Newell Jenkins, Maurice André, trompette, I Solisti Veneti (Edoardo Farina, clavecin, Alfredo Galetti, Augusto Bartoli, Giacomo Grigalotos, Giuliano Lapolla, cor, Andras Adorjans, Clementine Hoogendoorn Scimones, flûte, Astorre Ferrari, Gino Poggi, Glauco Talassi, Guido Furini, Piero Toso, Ronald Valpreda, violon, Ferruccio Sangiorgi, Sergio Paulon, alto, Gianni Chiampan, Max Cassoli, violoncelle, Leonardo Colonnas, contrebasse), Claudio Scimone, 30 juillet 1968, Villa Simes, Piazzola sul Brenta