César FRANCK
Quintette pour piano et quatuor à cordes FWV 7
Artur BALSAM, piano
Quatuor à cordes de Budapest
(Joseph ROISMAN, Jac GORODETZKY, violons
Boris KROYT, alto, Mischa SCHNEIDER, violoncelle)
18 décembre 1953, Auditorium Coolidge
Bibliothèque du Congrès de Washington
Le Quintette en fa mineur pour piano et cordes (1879) de César Franck est la première de ses trois oeuvres de chambre les plus importantes - les autres étant la sonate pour violon (1886) et le quatuor à cordes (1889) - datant de la remarquable floraison tardive de son génie énigmatique. Lorsqu'il l'écrivit, César Franck avait 57 ans et n'avait pas écrit d'oeuvre majeure de musique de chambre depuis plus d'une trentaine d'années. Comme les deux autres oeuvres, le Quintette fut donné en première audition lors d'un concert de la Société Nationale de Musique.
Franck dédia l'oeuvre à Camille Saint-Saëns, qui l'interpréta au piano lors de la première audition, le 17 janvier 1880, avec les membres du Quatuor Marsick. Le quintette est empreint d'une passion et d'une profondeur d'émotion remarquables pour une oeuvre de Franck, et son caractère en a surpris plus d'un lors de cette première audition. Le premier très négativement surpris fut Saint-Saëns lui-même. L'un des mentors de Franck, Franz Liszt, la trouva trop dramatique et en dehors des limites de la musique de chambre. Malgré ces appréciations négatives, l'oeuvre fut bien accueillie par d'autres musiciens et trouva un large public. Elle fut programmée deux fois cette année-là à la Société, et trouva rapidement sa place dans le répertoire.
«« Le Quintette de Franck pousse le sérieux et l'idéalisme à l'extrême, et est, de plus, imprégné d'un sérieux solide et d'une lourdeur de facture qui sont peut-être mieux décrits par le terme „germanophile“ que par celui de „francophile“. Mais vers qui d'autre que l'Allemagne un musicien désireux de créer des oeuvres imposantes de musique absolue pouvait-il se tourner afin de trouver un modèle à la fin du dix-neuvième siècle? Toutefois, les modèles de Franck ne se trouvent pas dans le courant dominant de la musique de chambre classique allemande, mais plutôt dans celui de compositeurs de musique théâtrale et orchestrale: le Wagner de Tristan (qui a jeté son ombre sur la musique française au moins jusqu'à Pélléas) et le Liszt des poèmes symphoniques et de la Symphonie de Faust. Du premier, Franck a appris ses effets glissants d'harmonie chromatique (bien que sa manière caractéristique d'osciller entre deux accords tristanesques lui soit propre), et les citations obsessionnelles (inconscientes?) de l'ouverture du prélude de Tristan que l'on retrouve dans tant de ses oeuvres (dans le Quintette, on peut l'entendre le plus clairement dans le deuxième mouvement, mesures 66-69).
De Liszt, Franck a tiré de nombreuses leçons fondamentales sur les relations tonales modernes et la conception formelle. La première d'entre elles concerne le remplacement fréquent de la progression tonale classique basée sur le cycle des quintes par des progressions basées sur l'intervalle de tierce. Dans le Quintette de Franck, ces progressions interviennent à tous les niveaux, de la cadence locale (par exemple, à la fin du deuxième mouvement) aux régions tonales (c'est-à-dire la façon dont les thèmes subordonnés tendent à être coulés dans des tonalités liées à la tonalité principale du mouvement selon un cycle de tierces), en passant par le plan d'ensemble (les trois mouvements du Quintette sont respectivement dans les tonalités de fa mineur, la mineur, et fa majeur).
L'autre leçon lisztienne concerne la récurrence dramatique des thèmes, un procédé emprunté à l'opéra par le biais d'antécédents instrumentaux notablement opératiques comme la Symphonie Fantastique de Berlioz. Franck transforma ce procédé en un principe que ses disciples ont baptisé forme cyclique, une expression désormais irrévocablement liée à son nom.
Le principe cyclique opère dans le Quintette à deux niveaux. Un thème unique - et particulièrement franckien dans son rythme largement syncopé - joue un rôle dans les trois mouvements: comme thème subordonné du premier mouvement de forme sonate (entendu pour la première fois à la mesure 124), comme pont après la section médiane du magnifique nocturne ou barcarolle du deuxième mouvement (mesure 58), et comme coda du final grandiosement symphonique (mesure 428).
En outre, la contre-mélodie marquée douce mais dramatique, entendue pour la première fois à la mesure 20 du deuxième mouvement, revient jouer un rôle important en tant que thème subordonné dans le finale, et est le véhicule par lequel Franck construit le climax incandescent de ce mouvement (mesures 279 et suivantes), qui semble pour un moment transformer l'ensemble de chambre en un orchestre flamboyant. Car la cyclicité n'est pas un procédé simplement musical; c'est un procédé dramaturgique, dans lequel les thèmes doivent être considérés et traités comme des personnages de théâtre. Et tous les personnages de Franck semblent appartenir à la même famille, car c'est un autre aspect de la cyclicité franckienne (comparable à la transformation thématique de Liszt) que de dériver tous les thèmes d'une oeuvre de grande envergure à partir d'un petit ensemble de cellules intervalliques, ou motifs, partagées. C'est ainsi, pensait-on, qu'une composition longue et complexe pouvait atteindre le maximum d'unité formelle et d'immédiateté dans l'impression.
Lourd, quadrangulaire, à la partition épaisse, discursif, passionné, le Quintette de Franck semble transgresser toutes les vertus gauloises que l'on a coutume de considérer comme conventionnelles: mais de nombreux musiciens français de la fin du dix-neuvième siècle pensaient autrement, rejetaient Saint-Saëns et tout ce qu'il représentait comme superficialité latine, et se regroupaient autour de Franck comme autour d'un sage. Outre D'Indy, ils comprenaient Ernest Chausson, Henri Duparc, Guy Ropartz et le tragiquement éphémère Guillaume Lekeu. Pour eux, l'influence de Franck n'était pas seulement celle d'un mentor musical, mais celle d'un guide spirituel.
Et même un compositeur aussi typiquement gaulois que Debussy pouvait répondre à l'idéalisme et à la pureté des objectifs de Franck, malgré le fossé qui séparait leurs tempéraments artistiques. César Franck est toujours un adorateur de la musique, écrit-il. Aucune puissance sur terre ne peut l'inciter à interrompre un passage qu'il considère comme juste et nécessaire; quelle que soit sa longueur, il doit aller jusqu'au bout. C'est la marque d'une imagination si désintéressée qu'elle retient ses sanglots jusqu'à ce qu'elle en ait vérifié l'authenticité. Ce qui a racheté Franck aux yeux de Debussy, c'est l'intense et irrésistible sincérité qui a valu à son oeuvre tardive un public dévoué depuis plus d'un siècle. Le Quintette, la plus ancienne des oeuvres de Franck à avoir rejoint le répertoire de concert durable, lui apporte le plus éloquent des témoignages. »» traduit des excellentes notes de Richard TARUSKIN publiées au verso de la pochette du disque Finnadar Records SR 9035.
Quelques précisions sur les trois mouvements de l'oeuvre, traduit des excellentes notes de Dee BAILY publiées au verso de la pochette du disque Musical Heritage Society MHS 4677Y:
«« Franck met en place un paradoxe intéressant dans les premières mesures du premier mouvement. Le violon introduit un thème fortement rythmique et agité, auquel répond un thème lyrique au piano. Il choisit d'utiliser la qualité normalement cantabile des cordes pour obtenir un effet percussif, et le piano souvent percussif pour le lyrisme!
Il utilise également un dialogue contrasté entre le piano et les cordes tout au long de l'oeuvre. Après quelques développements et un pont, le thème cyclique fait des apparitions timides dans différentes tonalités (ré bémol, mi, sol) avant d'être annoncé par le violon avec accompagnement de piano seul dans la tonalité de la bémol. Les deux thèmes sont largement développés dans ce mouvement, le plus long du quintette, qui culmine avec de fréquentes grandes pauses, couplées à des changements de tempo rapides.
Le début du Lento a une belle qualité éthérée. La tonalité de la mineur, très éloignée, contribue à l'effet d'étrangeté. Le premier violon introduit à nouveau le thème principal, qui est une ligne descendante comme le thème d'ouverture du premier mouvement, mais cette fois de caractère lyrique. Lorsqu'il est répété, les cordes ripostent avec un nouveau matériau, de caractère très rythmique, qui prend de l'importance plus tard dans le troisième mouvement également. Franck passe en ré bémol majeur pour développer les deux thèmes, puis introduit le thème cyclique sur des cordes pianissimo. Lorsque le premier thème revient, le contrepoint rythmique qui lui est associé prend de plus en plus d'importance au fur et à mesure que le mouvement se poursuit.
Le final est à la fois sombre et dynamique. Avec un accompagnement de cordes en trémolo, le piano martèle le thème chromatique d'ouverture. Après un pont mélodique construit sur des fragments de ce thème, le thème rythmique d'abord entendu aux cordes dans le Lento revient, cette fois au piano. Alternant entre si majeur et mineur, il joue un rôle majeur dans le reste du finale. En utilisant plus d'un thème de façon cyclique, Franck crée une unité cohérente qui est magistrale dans sa conception et son exécution. Le retour du thème cyclique principal dans la coda (toujours en ré bémol majeur) ajoute à cette unité et boucle la boucle à la fin de l'oeuvre. »»
L'enregistrement du Quintette pour piano et quatuor à cordes en fa mineur, FWV 7, de César FRANCK proposé ici provient d'un concert donné le 18 décembre 1953 dans l'auditorium Coolidge de la Bibliothèque du Congrès de Washington, avec Artur BALSAM au piano, Joseph ROISMAN et Jac GORODETZKY aux violons, Mischa SCHNEIDER au violoncelle, et Boris KROYT à l'alto (tous quatre membres du Quatuor à cordes de Budapest, de 1940 à 1962 quatuor résident de la bibliothèque du Congrès):
1. Molto moderato quasi lento. Allegro 16:30 (-> 16:30)
2. Lento con molto sentimento 10:30 (-> 27:00)
3. Allegro non troppo ma con fuoco 09:10 (-> 36:10)