Au cours du dix-neuvième siècle, plusieurs grands virtuoses firent preuve d'un génie presque surnaturel dans l'éclat de leur technique. L'éblouissant jeu de violon de Paganini avait quelque chose de diabolique et, en 1865, Ferdinand Gregorovius décrivait Liszt comme un „Méphistophélès déguisé en Abbé“. Sa «Totentanz» - Danse macabre - est un excellent exemple de la façon dont ce sentiment pour le diable et la damnation, pour la musique hantée par le mal, a pénétré un certain nombre des oeuvres les plus importantes de Liszt - y compris, outre la «Totentanz», la „Fantaisie, quasi sonata„ “d'après une lecture du Dante”, la «Faust-Symphonie», les Valses et Polka de Méphisto.
La danse macabre est depuis longtemps un sujet populaire auprès des artistes et il est presque certain que Franz Liszt connaissait les gravures et les dessins des anciens maîtres. L'inspiration directe de cette musique semble avoir été les fresques du „Jugement dernier“, attribuées à Orcagna (Andrea di Cione), dans le „Campo Santo“ de Pise; un groupe terrifiant dans lequel des hommes et des femmes élégamment vêtus passent leur temps dans un beau jardin. La mort y est représentée par une femme hideuse aux ailes de chauve-souris et à la main griffue, qui brandit une énorme faux en planant, prête à les faucher tous. Les cadavres gisent en tas tandis que les anges aident les justes à rejoindre le ciel et que des démons féroces entraînent les damnés vers une montagne de feu.
Liszt a visité Pise avec la comtesse Marie d'Agoult en 1838 et l'influence du groupe d'Orcagna semble être confirmée par le sous-titre de sa «Totentanz»: „Paraphrase sur le Dies Irae“ (l'ancienne mélodie grégorienne de la messe de Requiem). L'oeuvre a sans doute commencé à germer dans l'esprit de Liszt au moment de sa visite à Pise, mais elle n'a été achevée que plus de dix ans plus tard. La première version date de 1849 (c'est celle que Busoni a éditée et publiée en 1919) et des révisions ultérieures ont eu lieu en 1853 et 1859. La «Totentanz» fut donnée en première audition en 1865 et devint par la suite très appréciée d'Alexandre Siloti, l'élève russe de Liszt, dont on dit qu'il l'a très bien jouée, pour le plus grand plaisir du compositeur.
Sacheverell SITWELL, dans sa biographie de Franz Liszt, en donne une caractérisation très vivante: „Ses rythmes frémissants et claquants, ses bruits d'os qui dansent, sont de la plus étrange réalisation possible“. Sur le plan formel, il s'agit d'une série de variations sur le simple chant „Dies Irae“ que Berlioz utilisa avec un effet si grotesque et terrifiant dans le dernier mouvement de sa Symphonie fantastique. Liszt, lui aussi, atteint une puissance dramatique étonnante dans son utilisation de la mélodie, même si, à l'occasion, comme dans la variation conique pour piano solo, il y a des moments de paix et de repos inattendus. L'oeuvre s'ouvre sur des accords graves du piano en forme de cloche qui introduisent le thème du „Dies Irae“, joué fortissimo par les cuivres et entrecoupé de brèves cadences éblouissantes pour le piano. Le piano reprend ensuite le thème, dans un de ses moments de sensibilité et de repos, et conduit à la première des variations. Dans le finale, après que l'orchestre a transposé le thème, le piano le réintroduit dans un long solo avec le „Dies Irae“ à la main gauche et une cascade de glissandi à la main droite. L'orchestre reprend le thème, cette fois à une vitesse deux fois plus rapide que d'habitude, et le répète finalement fortissimo comme au début de l'oeuvre.
Dans ses notes publiées en 1998 dans le livret du double CD CDA67401/2 d'Hyperion, Leslie HOWARD donne une description détaillée de l'oeuvre (traduction de Sylvie CAPPON):
"[...]
Liszt utilise dans sa «Totentanz» l’ensemble de la première strophe, dont les trois phrases reflètent le célèbre texte de la séquence du Requiem:
Dies irae, dies illa Jour de colère, le jour
Solvet saeclum in favilla Qui réduira le monde en cendres
Teste David cum Sibylla. Comme David et la Sibylle l'avaient prophétisé
Liszt procède de manière dramatique: le piano et les timbales accompagnent les basses des bois, des cordes et des cuivres dans les deux premières phrases, puis une série de cadences vives culmine dans une répétition qui est suivie de la troisième phrase, jouée trois fois. Le piano reprend enfin, seul, les deux premières phrases. La Variation I est double. Le basson et les altos jouent un nouveau contrepoint rythmique aux deux premières phrases, confiées aux cordes inférieures, que le piano reprend alors. Puis la clarinette et le basson forment un contrepoint avec les cordes pour la troisième phrase, de nouveau reprise par le piano. Celui-ci domine la Variation II, qui comporte un nouveau contre-thème joué par le cor, et de multiples glissandos du soliste. Hautbois et clarinettes introduisent un nouveau contre-thème dans la Variation III, tandis que la Variation IV pour piano solo est d'inspiration beaucoup plus libre. Chaque phrase est introduite par un canon à quatre voix.
La tonalité est restée jusque là en ré mineur, mais le piano s’efface maintenant très progressivement dans une cadence délicate qui nous amène en si majeur, puis logiquement en sol mineur lorsqu’une clarinette solitaire s’affirme sur 10 mesures avant un retour abrupt au ré mineur dans une brillante transition avec la Variation V. Ce fugato ne fait appel qu’aux deux premières phrases du thème pour son sujet, et amène un développement dans lequel l’orchestre au grand complet est sollicité. La section prend fin avec une cadence grandiose qui tait une brève incursion en fa dièse majeur avant de terminer l’ensemble en ré mineur. Ce que Liszt désigne sous le nom de Variation VI comprend en fait un nouveau thème et six variations- également en ré mineur, également sur un thème propre à accueillir les vers du Dies irae, mais en fait assez différent des précédents, et d’origine incertaine. La dernière de ces variations en miniature est prolongée par une cadence finale qui réintroduit le thème original. La coda débute avec des glissandos du piano sur la troisième phrase du thème, après lesquels le soliste a toute liberté d’improviser jusqu’à l’issue du morceau. Liszt a en effet laissé en blanc la partie solo de la dernière occurrence des deux premières phrases. La tradition qui consiste à introduire la gamme en octaves en mouvement contraire à l’orchestre sept mesures avant la fin est certainement née à l'époque. On la retrouve également dans la version révisée d’Alexander Ziloti, élève de Liszt, version autrement très peu fiable.
[...]"
Ce disque consacré à Franz LISZT fut enregistré pour le label VOX le 18 décembre 1957 dans la Grande Salle du «Musikverein» de Vienne, avec le jeune Alfred BRENDEL au piano et l'Orchestre Symphonique de Vienne, le tout sous la direction du presque tout aussi jeune Michael GIELEN - qui avait fait ses débuts de chef d'orchestre à Vienne cinq ans auparavant, après avoir été «Chorrepetitor» à l'Opéra de Vienne de 1950 à 1951, tout en achevant ses études.
Au recto de ce disque:
Franz Liszt, «Totentanz», S 126, Alfred Brendel, Orchestre Symphonique de Vienne, Michael Gielen, 18 décembre 1957, Grande Salle du «Musikverein» de Vienne
Andante-Presto- Allegro- Allegro moderato -
Variation I. Allegro moderato -
Variation II. (L'istesso tempo) - Un poco animato -
Variation III. Molto vivace -
Variation IV (canonique). Lento- Presto - Variation V. Vivace. Fugato- Cadenza -
Variation VI. Sempre Allegro (ma non troppo) - Un poco meno Allegro - Cadenza- Presto- Allegro animato