Alban BERG
Trois pièces pour orchestre op. 6
Philharmonia Orchestra
Claudio ABBADO
4 septembre 1968, «Kunsthaus» de Lucerne
Semaines Internationales de Musique
Dans un premier temps, Alban BERG pensa écrire rapidement une “suite joviale”. Mais la composition lui prit deux ans car il voulait obtenir des pièces «selon la forme souhaitée, de longueur normale, riches en travail thématique, sans vouloir apporter quelque chose de nouveau». Les deux premières furent prêtes pour le quarantième anniversaire de son mentor, Arnold Schoenberg, le 13 septembre 1914, mais l’ensemble de l’ouvrage ne fut pas achevé avant l’année suivante, et Berg dut attendre jusqu’à 1930 pour en entendre la première audition intégrale, à Oldenburg, sous la direction de Johannes Schüler.
"[...] Quelles filiations percevons-nous dans cette partition? Même s’il s’en est défendu par la suite, le jeune Alban Berg songe aux Cinq Pièces pour orchestre de Schœnberg. Mais, ce qui est plus frappant encore, c’est le lien avec l’oeuvre de Mahler. Il se réalise par l’intégration du banal sinon du trivial, par l’apparition de rythmes de marches, d’un expressionnisme typiquement viennois.
En fait, l'oeuvre possède toutes les caractéristiques d’une symphonie non pas en trois, mais en quatre mouvements. En effet, si le Prélude fait office de première partie, la Ronde présente à la fois un scherzo et un mouvement lent. Quant à la Marche, elle récapitule tous les thèmes précédents. La Ronde évoque notamment le roman homonyme d’Artur Schnitzler et sa valse lente suggère une Vienne impériale sur le point de disparaître durant le premier conflit mondial. L’orchestration de la Marche que les analystes évoquent comme un “chaos organisé” enchevêtre plusieurs thèmes et formes musicales qui rappellent les ombres tragiques de la Sixième symphonie de Mahler. Les dynamiques sont considérables mettant en scène des déflagrations de la percussion jusqu’aux derniers accords, sorte de préfiguration de la mort de Wozzeck. [...]" cité des notes de Stéphane FRIEDERICH publiées en 2009 dans le livret du CD PentaTone classics PTC 5186 363.
Une courte description des trois parties de l'oeuvre, citée des notes de Richard wHITEHOUSE, dans une traduction de David YLLA-SOMERS, publiées en 2002 dans le livret du CD Naxos 8.554755:
"[...] Le „Präludium“ émerge timidement des profondeurs, avec une brève éruption, puis la tension augmente peu à peu jusqu’à un puissant apogée orchestral. Son caractère, entre la nostalgie et l’agitation, présente une quiétude instable dans la longue coda, la musique retournant à l’ombre d’où elle était sortie.
„Reigen“ annonce La valse de Ravel par son jeu à niveaux multiples sur des rythmes de danse, rehaussé par un arrière-plan menaçant. La musique traverse plusieurs apogées brisés avant d’atteindre un passage au calme soutenu. Des dessins kaléidoscopiques aux cuivres aigus et aux vents résonnent sur des notes de tuba isolées, le tout s’achevant sur un doux accord des cuivres.
„Marsch“ est plus une fantaisie sur des rythmes de marche qu’une pièce de genre bien définie. Pardessus des rythmes mesurés, la clarinette énonce le motif qui illustrera toutes les étapes de sa progression très complexe. Une idée apparentée apporte une tranquillité momentanée avant que la musique ne monte vers son apogée mahlérien, plein de coups de marteau fatidiques rappelant la Symphonie n° 6 de Mailler. L'effondrement complet est évité alors que la musique traverse une suite de réminiscences floues et des réponses stridentes des cuivres, semblant s’épuiser en une coda tranquille. Toutefois, les sous-entendus martiaux auront le dessus une dernière fois. [...]"
L'interprétation de cette oeuvre proposée ici provient d'un concert donné le 4 septembre 1968 à Lucerne, lors des Semaines Musicales Internationales, avec l'Orchestre Philharmonia placé sous la direction du jeune Claudio ABBADO. Le concert fut retransmis en différé deux mois plus tard sur le second programme romand:
Cité du compte-rendu d'Henri Jaton publié dans la «Tribune de Lausanne - Le Matin» du samedi 7 septembre 1968, en page 29:
"[...] Le «New Philharmonia Orchestra» à Lucerne - Une révélation: Claudio Abbado
Rencontrant l’éminent artiste George Szell, l’an dernier à Salzbourg, nous dissertions sur la disparition successive des grands chefs qui incarnaient auprès de nous la survivance d’une tradition héritée du siècle dernier. «Oui, me disait George Szell, il est indéniable qu’une génération de musiciens d’élite ne compte plus que quelques derniers témoins... Mais - ajoutait Szell - il ne faudrait pas oublier qu'il ne s'agit point d'une rupture, et que de jeunes talent s'imposent, se révélant capables d’assurer la relève... ainsi Claudio Abbado que j’ai vu diriger et qui m’a produit la plus vive impression!»
Cette réflexion me venait à l’esprit récemment au Kunsthaus lucernois où Claudio Abbado intervenait à la tête du «New Philharmonia Orchestra». Pour s’imposer au podium où sont apparues naguère tant de personnalités illustres, Claudio Abbado n’avait nullement adopté une solution facile puisque les Trois pièces opus 6 d’Alban Berg figuraient à son programme.
Ainsi donc, Claudio Abbado entreprenait la défense — et de quelle éloquente manière... — d’un ouvrage délicat qui, avec le recul du temps, nous rappelle le rôle de précurseur que le compositeur viennois a joué, aux côtés de Schoenberg et de Webern, dans la progression de la syntaxe musicale, à l’aube du XXe siècle. Les Trois pièces opus 6 furent écrites durant les années 1913-1914. Sur le plan de l’émancipation harmonique et de l’extension des ressources de l’orchestration, elles marquent l’une des premières démonstrations d’une esthétique, qui allait subir la prodigieuse évolution qui a abouti à l’avant-garde musicale d’aujourd’hui.
George Szell n’avait pas tort: Claudio Abbado est une nature d’une exceptionnelle richesse et un chef qui connaît à fond son «métier». L’exposé des Trois pièces d’Alban Berg qu’il nous suggéra fut un modèle de précision et de clarté malgré les complexités que revêt, en l’occurrence, le discours instrumental. Les possibilités de Claudio Abbado nous étaient révélées sous une autre forme au cours du saisissant exposé que nous entendîmes du Prélude et la Mort d’Yseult de Richard Wagner. [...]"
Alban Berg, Trois pièces pour orchestre op. 6, Philharmonia Orchestra, Claudio Abbado, 4 septembre 1968, «Kunsthaus» de Lucerne (Semaines Internationales de Musique)