Lettre d'André Gedalge à Charles Koechlin Chessy près Lagny (Seine-et-Marne) Mon cher ami, Me voici réfugié à la campagne pour quelques jours et je peux enfin trouver le temps de vous répondre et vous dire combien j'ai été touché de votre lettre qui m'a fait le plus grand plaisir. Je suis heureux quand un de ceux à qui j'ai donné tant d'efforts me conserve un bon souvenir. Votre article sur ma symphonie est très juste. Je ne puis être rendu responsable de toutes les absurdités que quelque littérateur plus ou moins frotté de musique me prête dans ses élucubrations. Ces gens-là n'ont pas la moindre idée de la façon dont naît, chez le musicien, la pensée musicale. Ils s'imaginent toujours que c'est la traduction d'une parole quelconque, représentative elle-même d'une image extérieure. Il est évident qu'il y a des musiciens qui se font d'abord des représentations d'images plus ou moins nettes et qui se suggèrent à posteriori de la musique. Je ne puis travailler ainsi pour ma part. La pensée musicale naît chez moi et se présente toujours sous une forme "mélodico-rythmique "plus ou moins complexe - j'entends à une ou plusieurs parties - au moment où je m'y attends le moins quelques fois, mais, je m'en rends bien compte, quand je suis sous l'impression d'un sentiment postérieur le plus souvent, car sous la poussée de sentiments trop violents, l'on est absorbé tout entier et tout est confus. C'est quand on s'est repris que les idées viennent - du moins en ce qui me concerne. Et quand je dis que la forme est déterminée par l'idée elle-même, j'entends que le sens critique intervient à ce moment précis où l'on met en oeuvre sa pensée. Mais, jamais, je ne pourrais partir au travail sur des combinaisons de notes ou de sons qui ne représenteraient pour moi aucun sens, si je les entendais autrement qu'en ligne suivie et rythmée intérieurement. Voilà à peu près ce que j'ai dit à cet idiot de Landormy et ce qu'il a traduit en son jargon de pédant scholastique. Je suis musicien, il est professeur de philosophie. Il y a entre nous un abîme infranchissable, en ce sens que je pourrais à la grande rigueur arriver à le comprendre parfois, au lieu que lui, ne peut saisir ce qui se passe en moi, en nous autres musiciens, quand nous pensons de la musique. Vous voyez bien que je ne nie pas que, pour d'autres, la musique puisse naître de sensations extérieures traduites musicalement. Mais alors, il me semble, à mon point de vue toujours, qu'ils font ce que j'appelle de la littérature : ils se prêtent des sentiments qu'ils n'éprouveraient pas d'eux mêmes. C'est ce qu'on fait au théâtre. Mais il faut toujours à l'artiste, dans ce cas, un tour d'esprit apte à rendre de certains sentiments, drame plus ou moins noir, plus ou moins triste ou joyeux. Ce que je ferais dans une oeuvre de théâtre, je me sens incapable de le faire dans une oeuvre de musique pure, où tous ces sentiments, ces abstractions de toute objectivation de l'idée musicale sont absents. Mais d'autres peuvent agir différemment, c'est affaire de tempérament. Mais assez causé de tout cela, la musique seule est encore tout de même plus intéressante. Rappelez-moi au bon souvenir de Madame Koechlin et croyez-moi votre toujours affectueux. André Gedalge |