Dinu LIPATTI
Danses Roumaines pour piano et orchestre
Dinu LIPATTI
Orchestre de la Suisse Romande
Ernest ANSERMET
10 octobre 1945, Victoria Hall, Genève
"[...] Les Danses roumaines pour piano et orchestre (composées pour deux pianos en 1943 et orchestrées en 1945) constituent la dernière grande oeuvre de Lipatti. Elles témoignent de sa maturité artistique et nous donnent aussi un aperçu de la direction qu'il aurait suivie en tant que compositeur si le destin lui avait laissé plus de chance.
La première danse est entièrement construite sur un rythme de „geamparale“ (danse populaire du sud de la Roumanie au rythme asymétrique, encadré dans une mesure à trois temps dont le dernier est allongé). Le thème unique, présenté par l'orchestre et repris par le piano, est librement varié, chromatisé , ingénieusement modifié et modulé.
Préparée par un accord en piano, la deuxième danse a une sonorité réduite. Son premier thème, nostalgique, est exposé par le cor anglais sur un fond obstiné en quintes parallèles. Un second thème, de danse lente et majestueuse, évolue polyphoniquement en passant des cordes au soliste, vers une longue culmination sonore. L'atmosphère douce de cette partie nous rappelle certaines pages d'Enesco ou bien, en conclusion, l'Adagio religioso du Concerto pour piano et orchestre No.3 de Bartók.
La troisième danse, rapide et brillante, débute par un „joc de doï“ (danse à deux) énoncé par le piano. Un accompagnement imitant discrètement le cymbalum se fait souvent entendre. Une deuxième idée musicale, contrastée, nous fait considérer cette partie comme une exposition de sonate. Mais à la place du développement, nous entendons une nouvelle mélodie, lente et expressive (épisode Andante), qui constitue peu après le sujet d'une courte et vive exposition de fugue à quatre voix.
Tout au long de ces Danses roumaines, il convient de remarquer une concentration des moyens dans une forme équilibrée qui évolue du mono-thématisme vers la forme libre de sonate, procédé souvent adopté par Lipatti. L'auteur emploie des mélodies modales d'inspiration populaire, stylisées à la manière de l'école française. Les développements sont très libres, tantôt polyphoniques, tantôt harmoniques, en blocs sonores richement chromatisés, avec des effets polytonaux ou polymodaux. L'orchestration est simple et efficace, malgré le grand apparat orchestral. Le piano se voit confier un rôle d'importance, sans abuser de son privilège. [...]"
Dinu Lipatti décicaça ses Danses Roumaines „au Maître Ernest Ansermet”.
Concert du 10 octobre 1945, photo-montage d'extraits de la revue Radio Actualités
Le compte-rendu d'Henri JATON, publié dans „La Revue“ du 18 octobre suivant, en page 4:
"[...] L’Orchestre de la Suisse romande reprenait contact avec ses auditeurs lausannois jeudi dernier au Métropole. Remettant en honneur une tradition interrompue par la guerre, et dont chacun lui sait gré, M. Ernest Ansermet avait inscrit à son programme trois oeuvres nouvelles: un Nocturne d’Henri Gagnebin, les Danses roumaines de Dinu Lipatti, et la Sinfonia da Requiem de Britten.
Avec son Nocturne, M. Gagnebin a signé une page sans prétention aucune, simple, sensible et qui, sans jamais sombrer dans l’outrance, sait souscrire aux admissions louables de l’harmonie moderne.
C’est dans un tout autre genre qu’évoluent les Danses roumaines de Dinu Lipatti, l’auteur étant lui-même au piano le brillant défenseur de son ouvrage.
Les Danses empruntent au folklore roumain leur structure et leur rythme. Le talent du compositeur fait le reste, c’est-à-dire établit un dialogue judicieux entre l’instrument soliste — qui jamais ne s’impose — et l’orchestre. Sur ce dernier point, Dinu Lipatti se montre parfait connaisseur de la palette orchestrale; sa partition fourmille de trouvailles heureuses et de sonorités originales qui témoignent d’une maîtrise et d’une habileté indiscutables. L’auteur des Danses roumaines fut vivement acclamé.
Est-ce à dire que la Sinfonia da Requiem de Britten eût à souffrir peut-être de ce rutilant 'voisinage'? Comme on peut s’en douter, la Sinfonia du compositeur anglais est inspirée du drame de la guerre; et l’on pouvait prévoir que le genre descriptif y jouerait un rôle prépondérant. Sur ce point, l’auteur semble avoir atteint son but alors même que son orchestration n’est pas loin de rappeler parfois les premiers exploits d’Arthur Honegger. Cette parenté spirituelle et harmonique serait admise sans autre si la valeur de la substance sonore de la Sinfonia s’affirmait encore par des qualités plus convaincantes. Par son caractère même, la Sinfonia appelait un accueil sympathique: ce serait beaucoup dire que d’affirmer qu’elle ait réussi à susciter l’adhésion unanime.
En ces trois premières auditions, Ernest Ansermet, comme à l’accoutumée, se montra l’interprète qui sait définir l’aspect et les lignes essentielles d’une page nouvelle avec une clarté d’esprit et une précision d’exécution que l’on ne peut qu’admirer.
Introduit par une excellente traduction du Troisième Concerto brandebourgeois de Bach, le programme se poursuivait par le Concerto en mi mineur de Chopin, dont Dinu Lipatti fut l’exécutant remarquable, autant par l’affirmation d’un mécanisme éblouissant que par le caractère poétique qu’il sut conférer à ces pages, toutes de délicatesse et de charme. L’on associa justement Dinu Lipatti et Ernest Ansermet dans des applaudissements chaleureux et largement mérités. [...]"
L'enregistrement des Danses Roumaines proposé sur cette page fut fait sur disques acétate et miraculeusement conservé dans les archives de Radio-Genève. Il marque certes son âge, mais c'est un document d'une valeur inestimable. Je n'ai corrigé que quelques gros dommages, mais autrement laissé l'enregistrement tel que rediffusé par la Radio Suisse Romande.
Voici donc...
Dinu Lipatti, Danses Roumaines pour piano et orchestre, Dinu Lipatti, Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet, 10 octobre 1945, Victoria Hall, Genève