Sur cette oeuvre, cité des excellentes notes de Harry HALBREICH publiées dans cet album Erato STU 70578:
"[...] Aeneas est la dernière oeuvre de grande envergure de Roussel, succédant immédiatement à la Quatrième Symphonie. Cinq ans auparavant, il avait également écrit, l’un après l’autre, une Symphonie (la Troisième) et un Grand Ballet (Bacchus et Ariane). Or, le rapport existant entre les deux ballets est analogue à celui reliant les deux Symphonies, non seulement du point de vue de leur naissance, mais aussi en ce qui concerne leur style. On peut même étendre le parallèle à leur diffusion et à leur popularité respectives. Dans chacun des cas, l’oeuvre plus tardive est éclipsée injustement par son aînée. Il est aisé d’expliquer cet état de choses.
La Quatrième Symphonie n’est pas un moindre chef d’oeuvre que la Troisième, qu’elle surpasse même sur certains points (notamment l’admirable mouvement lent), mais elle est moins directe d’accès, plus intériorisée et plus abstraite, moins somptueuse de couleur, et il lui manque le puissant impact du premier mouvement de la Troisième. De plus, venant quelques années plus tard, elle se heurta à la concurrence de sa glorieuse aînée. Mais elle s’est imposée néanmoins, bien que ses exécutions demeurent plus rares que celles de la Troisième. Au contraire, Aeneas est l’une des oeuvres les moins connues de Roussel, tout en étant l’une des plus importantes. Ici encore, la musique est d’une séduction moins immédiate que celle du ballet précédent, dont le succès s’avéra un obstacle, mais il vient s’y ajouter d’autres raisons encore.
D’ordre pratique: la participation des choeurs est un grave handicap pour l’intégration de l’ouvrage dans le circuit symphonique «normal» et d’autre part la partition ne peut se fragmenter, alors que les deux Actes de Bacchus et Ariane donnent deux Suites de concert d’une longueur idéale.
Le sujet lui-même possède une force d’attraction bien moindre, de sorte qu'Aeneas n’a pu s’imposer en tant que spectacle chorégraphique. Le renoncement aux plaisirs et aux joies terrestres est assurément un thème moins favorable à l’expression artistique que leur célébration (comme dans Bacchus), et la glorification de la grandeur de Rome ne saurait éveiller dans le coeur humain la même résonance que celle de l’amour et du vin. Si Bacchus et Ariane nous touchaient par leur humanité, Énée est davantage un noble symbole des vertus viriles qu’un être humain personnalisé. À tout cela vient encore s’ajouter le contexte de l’actualité: lors de la création d'Aeneas, le fascisme italien se trouvait au faîte de sa puissance, et le grandiose hymne final à la force de l’armée romaine ne pouvait que susciter des rapprochements, d’ailleurs nullement voulus par les auteurs.
Ainsi, un chef-d’oeuvre capital, non seulement de son auteur, mais de toute la musique française, est tombé dans un lamentable oubli. Ce premier enregistrement intégral montrera de quelles richesses la vie musicale s’est privée jusqu’à ce jour! Le dernier jour de 1934, Roussel avait terminé sa Quatrième Symphonie. Il reçut alors une commande d’Hermann Scherchen, qui habitait à cette époque Bruxelles, et qui désirait un ballet, dont la création aurait lieu durant l’Exposition universelle devant se tenir dans cette ville durant l’été de 1935. Le poète belge Joseph Weterings rédigea l’argument et le texte. [Ainsi commença une collaboration qui eût été bien plus féconde sans le décès prématurée du compositeur. En effet, durant les deux années suivantes, Roussel et Weterings travaillèrent au projet d’un grand spectacle populaire (moitié opéra, moitié ballet) sur la vie de Charles le Téméraire. La mort empêcha Roussel de réaliser ce plan grandiose, en lequel il voulait voir le sommet de sa carrière, de sorte qu’en dehors d’Aeneas la collaboration des deux artistes se limita à une brève pièce radiophonique (Elpénor).]
Le temps pressait, et l’imposante partition fut achevée en deux mois seulement (mars-avril 1935), laps de temps étonnament court pour Roussel. Le 31 juillet, [près de trois mois avant la première audition de la Quatrième Symphonie, pourtant antérieure] la création eut lieu au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Léonide Katchourowsky, auteur de la chorégraphie, dansait le rôle titulaire, et Marie Tchernova celui de Didon. Décors et costumes étaient d’Hélène Scherbatow, et Hermann Scherchen se trouvait au pupitre de direction. La création parisienne n’eut lieu qu’en 1938 (Roussel était mort le 23 août 1937), à l’Opéra, dans une chorégraphie de Serge Lifar, des décors et des costumes de René Moulaert, et sous la baguette de Philippe Gaubert.
[Aeneas constitue sans doute le point culminant de l’histoire des relations suivies de Roussel avec la Belgique. Né à Tourcoing, à deux pas de la frontière belge, sa musique avait depuis toujours rencontré un accueil particulièrement chaleureux dans le pays voisin, Bruxelles avait entendu la Troisième Symphonie avant Paris, et vit la création de deux autres oeuvres encore: le Quatuor à Cordes et la Rhapsodie Flamande, dernier ouvrage symphonique de Roussel (1936).]
L’argument du ballet est d’une simplicité lapidaire: «Aeneas, poursuivant sa marche vers le Latium, s’arrête à Cumes pour consulter l’oracle, représenté par une énorme statue. La Sibylle refuse de dévoiler l’avenir, mais évoque les épreuves qu’Aeneas devra subir pour accomplir sa destinée. Il devra affronter la solitude et résister aux tentations des joies sensuelles, au souvenir de ses amours tragiques avec Didon et aux appels de ses anciens compagnons d’armes. Il surmonte toutes ces épreuves et réalise sa glorieuse destinée. Rome s’élève dans toute sa splendeur. Aeneas s’est dépouillé de sa personnalité et s’est identifié avec la cité qu’il a fondée et avec son peuple.»
Déjà au moment de la première représentation, Willi Reich, dans sa critique, soulignait le haut idéalisme d’Énée, présenté non comme héros guerrier, mais comme réalisateur d’une oeuvre grandiose, Rome, à laquelle il sacrifie tout ce que la vie a disposé autour de lui pour le retenir.
Le compositeur a conçu son oeuvre comme une grande Symphonie dramatique et chorégraphique, dans laquelle le choeur commente l’action comme dans la tragédie grecque. En fait, ce choeur acquiert ici une importance telle que deux autres oeuvres de Roussel seulement lui en accordent une semblable: les Évocations et le Psaume 80. Par cette participation chorale, par la fermeté de la construction symphonique, par l’âpre et lapidaire grandeur, réellement «romaine», de son langage, la partition transcende à ce point le niveau habituel d’un ballet qu’on ne peut qu’approuver Robert Bernard lorsqu’il affirme qu'Aeneas est «à peine un ballet, plutôt un drame sacré, mimé et chanté, qui prendrait sa plus parfaite signification dans un théâtre de plein air tel que le théâtre antique d’Orange.»
Comme Bacchus et Ariane, Aeneas possède une tonalité principale (là, La majeur, ici, Ut majeur), qui renforce la structure symphonique fondamentale. Le langage, conformément au sujet, est moins coloré, moins somptueux que dans le ballet précédent, et les tonalités mineures y occupent une plus grande place. La matière orchestrale est plus dépouillée, elle aussi, les sonorités dures et métalliques du piano remplacent les diaprures des harpes, la percussion se réduit à peu d’instruments, le célesta et le glockenspiel font totalement défaut. Déjà le rude et austère contrepoint des premières mesures semble vouloir annoncer les dures épreuves du héros, formant avec la rayonnante entrée en matière de Bacchus et Ariane le contraste le plus vif. La partition se divise en quelques grands épisodes clairement tranchés, qui permettent même au simple auditeur de suivre aisément le déroulement de l’action.
Un bref Prélude vif (Allegro con moto) aboutit à l'Introduction proprement dite, de tempo lent (Adagio), durant laquelle le lever du rideau nous dévoile la sombre caverne de la Sibylle. Aeneas paraît. Une Danse des Ombres (Allegro vivo), Scherzo mystérieux et fantomatique, faisant appel également aux choeurs de femmes (en vocalises), veut lui interdire l’accès de la grotte.
À présent débutent les épreuves d’Aeneas, coeur de l’action. Sa solitude est représentée par une danse lente et douloureuse, d’une grande force expressive (Danse d’Énée: la Solitude; Adagio en la mineur). Les sombres harmonies, le retour lancinant de l’idée principale, la progression pénible vers le sommet d’intensité ne laissent aucun doute quant à l’acuité de sa peine. Mais un thème âpre et violent des cuivres annonce l'Apparition de la Sibylle (Moderato). Il reviendra à la manière d’un leitmotiv après chaque épreuve surmontée, chaque fois dans tonalité différente, chaque fois plus court et plus faible, comme pour souligner la victoire graduelle du héros.
Tout d’abord, voici les tentations des Joies funestes (Allegro), tableau dansé de grande envergure auquel le choeur mixte participe constamment, chantant les joies de l’amour, de la jeunesse, du printemps, de la nature en fleur, et aussi le caractère éphémère de la vie. Le musicien de soixante-six ans a su prêter à ce Carpe Diem un envoûtement sensuel d’une force et d’une fraîcheur juvéniles. Les tonalités majeures dominent, particulièrement le ton ensoleillé de Mi majeur. La douce péroraison de cette danse clôt la première face du disque.
Après la seconde apparition de la Sibylle (Interlude, Première Variation) vient l’évocation des Amours tragiques (Danse de Didon; Adagio en ré mineur), évocation dont le caractère à la fois passionné et tendrement douloureux (c’est le sommet lyrique de la partition!) est encore souligné par la sourde menace du choeur parlé répétant obstinément: «Il faut brûler Carthage! Détruis Carthage!».
La troisième apparition de la Sibylle (Interlude, Deuxième Variation) introduit la dernière épreuve, l’appel des anciens compagnons d’armes. Roussel en a fait une Danse guerrière (le Passé; Allegro energico en ré mineur), dans la forme d’un libre Rondo, une pièce bardée d’airain d’une violence rythmique étonnante qui compte au nombre de ses inspirations les plus fortes. Le choeur d’hommes supplie: «Nous sommes tes frères, tes compagnons d’armes, ton passé, tes devoirs, vois nos blessures, ne nous abandonne pas, combats encore avec nous!» Mais Aeneas surmonte aussi cette épreuve, peut-être la plus cruelle de toutes. Après la dernière apparition, déjà voilée et affaiblie, de la Sibylle (Interlude, Troisième variation), il affirme sa victoire par une danse vigoureuse (Danse d’Enée: Allegro con brio en ut mineur), dont le thème principal, haché de violentes syncopes, alterne avec des rappels des danses précédentes, pendant que le choeur parlé appelle son nom. La danse s’immobilise, et une voix parlée proclame: «Aeneas s’est dépouillé de sa personnalité d’autrefois ainsi que d’un vêtement usé. Il vit aujourd’hui dans son oeuvre. Il vit dans Rome.»
Dans l'Hymne final (en ut majeur), le Peuple romain entonne un chant de louange grandiose à la gloire de la Ville Éternelle et de sa puissance guerrière, à celle de son fondateur et père Aeneas, et enfin à celle de la Pax Romana («Puissent tous les peuples connaîtrent la paix romaine!»). La musique s’élève de l'Andantino à un vigoureux Più Allegro, et culmine enfin en un Maestoso, dont la puissance monumentale élève cette péroraison du domaine du ballet à celui de l’oratario. [...]"
Voici donc...
Albert Roussel, Aeneas, Ballet en un acte avec choeurs, sur un argument de Joseph Weterings (d'après Virgil), Op. 54, Orchestre National de l'ORTF, Jean Martinon, 11-12 + 19-21 décembre 1969, Radio France, Studio 103, Paris
1. Prélude - Introduction - Andante, Dans l'antre de la Sybille:
Entrée d'Énée – Scherzo, Danse des ombres 10:38 (-> 10:38)
2. Les épreuves d’Aeneas. Moderato, Danse d’Énée, La solitude -
Interlude – Apparition de la Sybille – Allegro - Les joies funestes –
Andante, 1ère variation, Moderato, Danse de Didon, Les amours tragiques –
Interlude (2ème variation), Moderato, Danse guerrière, Le passé –
Interlude, 3ème variation, Moderato, Danse d’Énée 15:05 (-> 25:43)
3. Hymne final, Le Peuple Romain 14:08 (-> 39:52)