Nicolas CHÉDEVILLE
„Il Pastor Fido“ Op. 13, Sonate No 1 en ut majeur
Jean-Pierre RAMPAL, flûte W.S.Haynes Boston
Robert VEYRON-LACROIX, clavecin Neupert
10 juin 1968, Église Saint-Jean-Baptiste de Grenelle, Paris
Les 6 sonates de l'opus 13 „Il Pastor Fido“ furent très longtemps attribuées à Antonio VIVALDI. 240 ans après leur publication - en 1977 - fut découvert que le compositeur français Nicolas CHÉDEVILLE avait conclu un accord secret avec le compositeur-éditeur Jean-Noël MARCHAND afin de publier un recueil de ses propres compositions comme étant d'Antonio VIVALDI! CHÉDEVILLE en finança la publication et en reçut les bénéfices, ce qui fut en 1749 attesté par un acte notarié de Marchand, découvert en 1989, au Minutier Central des Archives Nationales de Paris.
Cité des excellentes notes de Jean CASSIGNOL publiées en 2006 dans le livret du CD Skarbo DSK 4064 - un résumé de l'histoire...
"[...] Dans les années 1730, la distribution de la musique imprimée italienne sur le marché français était assurée par les frères Jean-Pantaléon et Charles-Nicholas Le Clerc. Le premier était depuis 1733 l’agent parisien de l’éditeur Le Cène. Quant au plus jeune des Le Clerc, il avait publié, entre autres, les sonates pour violoncelle et basse continue d’Antonio Vivaldi et il avait obtenu en 1736 le Privilège royal de pouvoir éditer les principaux titres de la production de Le Cène à Amsterdam, oeuvres que son frère ainé se chargeait d’importer. Grâce à ce monopole, les frères Le Clerc espéraient bien couper l’herbe sous le pied aux projets d’éditions pirates, mais ils laissaient la voie libre aux arrangements de toutes sortes.
Dans un document daté du 17 avril 1737, un musicien de l’opéra, le „Sieur Jean-Noël Marchand Maître de Musique“, se voit attribuer un Privilège de neuf années, valable jusqu’en 1746, et portant sur l’impression des opus XIII et XIV de Vivaldi, de l’opus X d’Albinoni ainsi que de l’opus X de Valentini. Toutes ces oeuvres sont écrites pour la musette et la vièle, instruments typiques du goût français de l’époque pour les scènes pastorales. On a d’abord douté que Vivaldi ait pu composer des oeuvres pour ces instruments, les numéros d’opus XIII et XIV coïncidant avec la période où s’arrête le monopole de distribution des Le Clerc. Quant à Albinoni, Marchand ignorait sans doute qu’il existait un authentique opus X, recueil de douze concertos pour violon publié vers 1735-1736. Toujours est-il que Marchand édite vers 1737 sous le titre bucolique de „Il Pastor Fido“ (Le Berger Fidèle), allusion à la tragi-comédie „Il Pastor Fido“ de Battista Guarini (1584), un recueil de „Sonates pour La Musette, Viele, Flûte, Hautbois, Violon, Avec La Basse Continüe del Sigr. Antonio Vivaldi“.
En 1977, le musicologue Peter RYOM retrouve la source de plusieurs mouvements de ces sonates, adaptés d’originaux de Vivaldi et d’autres compositeurs. Il établit que Jean-Noël Marchand, considéré alors comme le compositeur de ce recueil, s’est inspiré d’un concerto WV18 de Joseph Meck (1690-1758), Kapellmeister à la cour d’Eichstätt, concerto qu’il a pu prendre pour un original de Vivaldi puisqu’il avait été publié sous ce nom à Londres en 1730 par l’éditeur Walsh. Marchand a également adapté certaines parties d’un concerto que l’on sait maintenant être de Giuseppe Matteo Alberti (1685-1751), oeuvre qui était disponible en copies à Paris et Manchester. [...]
Nous sommes en 1989, au Minutier Central des Archives Nationales de Paris. Le musicologue Philippe LESCAT vient d’y faire une remarquable découverte : la déclaration de Jean-Noël Marchand passée le 17 septembre 1749 devant notaire, déclaration dans laquelle, „pour rendre hommage à la vérité“, Marchand atteste que c’est „l ‘ed. (=ledit) Sr. (=Sieur) Chedeville, qui est reellement et veritablement l’autheur [du Pastor Fido] auquel led. Sr. Marchand n’a fait que preter son nom, tant pour l’obtention du privilege de mil sept cent trente sept, que pour faire graver led. ouvrage par le Sr. Hue, a l’effet de quoy led. Sr. Chedeville lui avoit remis les deniers necessaires“ (Etude XXXIX, liasse 400). Le véritable compositeur du Pastor Fido n’est donc ni Vivaldi (un pseudonyme), ni Marchand (le prête-nom), mais bien Chédeville, lequel a su prendre les indispensables précautions pour n’être point identifié.
C’est en 1736 que Nicholas Chédeville dit «Le Cadet» commence incognito la composition du „Pastor Fido“. Douze années plus tard, le 10 mai 1748, Michel Corrette, un autre maître de musique, obtient sous son nom propre un Privilège - celui de Marchand (=Chédeville) n’est plus valide depuis deux ans - afin de rééditer les opus XIII et XIV de Vivaldi, mais il ignore que le Pastor Fido n’est pas de Vivaldi... Revenons un peu en arrière, en 1739 : dans sa demande de Privilège du 7 août, Chédeville souhaite „faire imprimer, graver et donner au public plusieurs ouvrages (...) et même d’extraire dans les quatorze oeuvres de Vivaldy (...) pour accomoder, transposer et les ajuster d’une manière facile à pouvoir être exécutées sur la musette, viele ou flutte avec accompagnement de violons et de basse, et toutes les musiques instrumentales de sa composition“. Pourquoi Chédeville s’est-il adressé à Marchand? Joueur de musette et de basson à l’Académie Royale de Musique, Chédeville est le collègue de son cousin Jean-Noël Marchand qui y tient le tambourin. Compositeur-arrangeur du Pastor Fido, Chédeville l’attribue au prestigieux Vivaldi pour des raisons commerciales et fait prendre le Privilège par Jean-Noël Marchand qui en assure l’édition vers 1737, Chédeville „ayant des raisons particulières pour qu’il ne parut par son nom“. Nous ignorons les termes de l’arrangement passé entre les deux musiciens.
La vie de Nicholas Chédeville (Sérez, 20 février 1705 - Paris, 6 août 1782) est assez bien connue. Il a été dit successivement «Le Jeune», puis «Le Cadet» pour le distinguer de ses deux frères, Pierre et Esprit-Philippe. Cousin de Jean IV Hotteterre, il héritera de sa charge de hautbois. Il joue également du basson et se passionne pour la musette à laquelle il apporte des perfectionnements. Trois privilèges obtenus en 1729, 1733 et 1748 ne le mettront pas à l’abri de difficultés financières qui le poursuivront de 1774 jusqu’à sa mort. Vers 1748, il est maître de musette des filles du roi Louis XV.
Nicholas Chédeville est un grand amateur de musique italienne. Dans sa demande de Privilège du 7 août 1739, il souhaite „faire imprimer, graver et donner au public plusieurs ouvrages intitulés le Printemps de Vivaldy (...)“. Par une sorte de pied de nez aux grandes oeuvres lyriques de Rameau, Chédeville publiera en un divertissant désordre des mouvements tirés de l’opus 8 - dont Les Quatre Saisons - d’Antonio Vivaldi, sous le titre Le Printemps ou les Saisons Amusantes. D’ailleurs, quand on feuillette le catalogue des 14 oeuvres avec opus, on est frappé par la fréquence des mots «amusant» ou «amusement» (9 fois en tout!), et c’est non sans un certain... amusement que l’on constate que ce „Pastor Fido“ est resté - n’en déplaise à la musicologie - fort longtemps fidèle à son prestigieux patron, le Prêtre Roux de Venise, comme en témoignent les multiples enregistrements de ce pasticcio sans fautes! [...]"
L’oeuvre, à l'origine destinée à la musette ou à la vielle, peut être interprétée aussi bien à la flûte (à bec ou traversière) qu'au hautbois ou au violon, selon la coutume de l'époque. Les possibilités techniques limitées de la vielle et de la musette expliquent toutefois leur ambitus restreint et la prédominance de la tonalité d’ut majeur. La forme sonate utilisée est hybride, composée de danses stylisées et de mouvements de virtuosité. Au chapitre danse, on trouve pèle-mèle: gigues, courantes, sarabandes, menuets, gavotte ou pastorale. Mais ce sont dans les pièces de virtuosité que les emprunts à Vivaldi se font le plus sentir: par exemple, le dernier mouvement de la sixième sonate est la transcription pure et simple de son concerto opus 4 No 6 pour violon.
Quelques précisions sur ces 6 sonates, adaptées du texte de Marc VIGNAL publié au verso de la pochette du disque „The Musical Heritage Society“ MHS 987:
Au-delà de toutes les conventions de l'époque, Chédeville apporte une grande variété à la structure extérieure de chaque sonate, et aussi de chaque mouvement, selon son émotion et son sentiment. C'est ainsi que le Moderato d'ouverture de la Sonate No. 1 est pourvu d'une courte coda; qu'il comporte à lui seul une Aria; que la Gavotte de la même partition soit dans le ton mineur; et que la Sarabande de la sonate no. 2, courte et en valeurs de notes brèves égales et liées, contraste avec celle de la sonata no. 3 en valeurs de notes longues mais irrégulières.
Le prélude Adagio de la Sonate No 2 ne comporte pas de sections répétées mais est simplement joué deux fois dans son intégralité. Cette page empreinte de noblesse est suivie d'un Allegro assai en 3/8 que l'on pourrait presque croire tiré - s'il s'agissait d'un dernier mouvement - d'un concerto de jeunesse de Joseph Haydn, par exemple, pour violon. La virtuosité instrumentale de Chédeville se révèle dans l'Allegro ma non troppo de la sonate No. 3, avec ses larges sauts d'octave et ses doubles croches agiles.
La sonate No. 4 est d'une grande majesté: sa tonalité, son Largo initial, du moins, donnent cette impression. Mais quel contraste avec sa Pastorale ad libitum! D'ailleurs, la structure de cette sonate ressemble fortement à celle de la seconde (sa Pastorale ne faisant que remplacer la Sarabande de cette dernière). Ces deux sonates sont les plus proches du type traditionnel de la Sonata da chiesa.
C'est moins vrai pour la sonate No. 6, également en quatre mouvements, mais qui s'ouvre par un Vivace vif en 3/8 plutôt que par un mouvement lent. Cette page est suivie, soudain hommage à la tradition, d'une Fuga da capella, synonyme, pour un temps mais de façon toute relative, de sérieux.
Malgré tout, la plus libre de toutes est la sonate No. 5 , en raison non seulement de ses six mouvements, dont le troisième (Un poco vivace ) est en mineur, mais aussi du fait que sa Gigue (également en mineur), loin de se trouver en dernière position, débouche sur deux mouvements encore: un Adagio et un Menuet fort classique.
Les 6 sonates de l'opus 13 „Il Pastor Fido“ rééditées en 1976 sur ce disque „The Musical Heritage Society“ MHS 987 furent enregistrées le 10 juin 1968 en l'Église Saint-Jean-Baptiste de Grenelle à Paris (à l'origine pour le label Pathé-Marconi, publiées en 1969 sur le disque Erato STU 70467), avec Jean-Pierre RAMPAL sur une flûte W.S.Haynes Boston, et Robert VEYRON-LACROIX sur un clavecin Neupert (à noter que les mêmes interprètes avaient enregistré ces sonates une dizaine d'années auparavant pour le label „Les Discophiles Français“, en monophonie, voir cette page du site gallica.bnf.fr)
>.
Nicolas Chédeville, „Il Pastor Fido“ Op. 13, Sonate No 1 en ut majeur, Jean-Pierre Rampal, flûte W.S.Haynes Boston, Robert Veyron-Lacroix, clavecin Neupert, 10 juin 1968, Église Saint-Jean-Baptiste de Grenelle, Paris