Igor STRAWINSKY, L'Histoire du Soldat
Texte de Charles Ferdinand RAMUZ
Jean COCTEAU (Récitant) Peter USTINOV (Diable)
Jean-Marie FERTEY (Soldat) Anne TONIETTI (Princesse)
Ensemble instrumental: Maurice ANDRÉ, Cornet à pistons
Manoug PARIKIAN, Violon, Ulysse DELÉCLUSE, Clarinette
Henri HELAERTS, Basson, Roland SCHNORKH, Trombone
Joachim GUT, Contrebasse, Charles PESCHIER, Percussions
Ensemble de cordes de l'Orchestre Symphonique de Berne
Direction: Igor MARKEVITCH
octobre 1962, Théâtre de Vevey
En octobre 1962, à l'occasion de son 50e anniversaire, Igor MARKEVITCH voulut offrir à la ville de Vevey, où il passa une grande partie de son enfance, un concert exceptionnel. Ainsi naquit l’idée de présenter l'Histoire du Soldat, près des lieux mêmes où vécurent Ramuz et Strawinsky, amis de Jean Cocteau. "[...] Le Théâtre était bondé. Un bon nombre des galopins d'alors, c'est-à-dire de ceux qui de 1922 à 1925 usèrent leur fond de culotte sur les bancs du Collège de Vevey, étaient présents, et aussi quelques-uns de leurs maîtres, dont j'étais.
Qui alors ne s'était pris d'affection pour ce camarade, cet élève pas comme les autres, sérieux à la tâche, mais pas trop, tout de gentillesse et de fine malice, dont les farces innocentes laissaient voltiger une gaieté secrète parmi la gente studieuse: Igor Markevitch.
La riche fantaisie qui habitait le jeune écolier de jadis allait s'épanouir en dons multiples chez le musicien, le chef d'orchestre que notre époque admire.
Le plus beau moment de ce concert-souvenir fut celui, sans doute, au cours d'une halte, où le cher Igor s'avança devant le rideau et, en des termes d'une éloquence directe et simple, émaillée de traits d'un humour pétillant de drôlerie attendrie, allait témoigner de sa reconnaissance à la ville, à la contrée où ses parents venus de Russie avaient trouvé refuge et amitié et où il avait passé ses jeunes et heureuses années. Cette évocation émouvante d'un passé coloré de poésie et aussi d'héroïsme - j'ai connu la noblesse de coeur des parents d'Igor Markevitch - remua l'auditoire et retentira longtemps dans les coeurs.
Le concert, on l'imagine, fut d’une insigne beauté. En introduction, sous la direction d'Igor Markevitch, les cordes de l'Orchestre symphonique de Berne firent entendre, dans une interprétation ensoleillée, le Concerto grosso en ré majeur, op. 6 No 5, de Haendel (solistes : Rudolt Brenner et Giuseppe Baumgartner, violons, Albert Nicolet, violoncelle, clavecin, Nikita Magaloff). Le même ensemble, avec Nikita Magaloff au piano, offrit une version puissamment charpentée et d'une pénétrante délicatesse du Concerto No 4 en fa mineur de J.-S. Bach. Suivaient en première audition, et de la plume d'Igor Markevitch , Variations et Fugue pour piano sur un thème de Haendel, musique aux jeux de sonorités pleins d'imprévu, joués avec un relief somptueux par Nikita Magaloff.
Ce fut, en seconde partie, une audition de l'Histoire du Soldat, en version de concert, de Stravinsky-Ramuz, où l'immense virtuosité du chef et des exécutants sembla dépasser les normes de l'émerveillement. Car ceux de ma génération s'étonneront toujours des prouesses rythmiques accomplies en se jouant par les interprètes actuels. Ceux de ce soir furent réellement prodigieux: tous, des solistes d'une force transcendante, qu'une baguette réputée parvint à rassembler, venant de tous les points cardinaux - violon: Manoug Parikian; contrebasse: Joachim Gut; clarinette: Ulysse Delécluse; basson: Henri Helaerts; trompette: Maurice André; trombone: Roland Schnorkh; batterie: Charles Peschier.
Couronnant cet ensemble d'élite: Jean Cocteau (le lecteur), Peter Ustinov (le diable), Jean-Marie Ferley (le soldat), Anne Tonielli (la princesse).
Peter USTINOV, Igor MARKEVITCH, Anne TONIETTI, Jean-Marie FERLEY
et Jean COCTEAU à la fin du concert, une photo de Eric Ed. Guignand, Vevey
Toute cette «Histoire» se déroula comme dans un rêve fantastique, sans le moindre accroc dans les enchaînements cocassement géniaux de la musique et du parler.
Quelle puissance d'évocation, quelle musique du verbe chez Cocteau, Peter Ustinov et Jean-Marie Ferley!
Cette interprétation unique de l'Histoire du Soldat rend impossible, à mon avis, toute nouvelle tentative de la jouer encore; toutes les forces du regret se dresseraient pour l'interdire. [...]" Hermann LANG, Nouvelle Revue de Lausanne, 9 octobre 1962, page 3.
À l'issue de ce concert, une brillante réception offerte par les autorités veveysannes fournissait à Igor Markevitch l'occasion de retrouver quelques-uns de ses anciens, professeurs et condisciples au Collège de Vevey: Emmanuel Buenzod, Hermann Lang...
Hermann LANG, Igor MARKEVITCH et Emmanuel BUENZOD
une photo de Eric Ed. Guignand, Vevey
C'est dans la foulée de ce concert mémorable que le label Philips immortalisa cette interprétation:
Une excellente présentation de l'oeuvre citée des notes de Marcel MARNAT publiées dans l'album Philips PHS 900-046:
"[...] C'est sans doute le climat d'anarchie pré-révolutionnaire de Saint-Pétersbourg qui força Stravinsky à passer l'été 1914 en Suisse et à ne quitter son pays qu'après avoir fait un détour par Kiev. Stravinsky ne pouvait manquer d'être profondément rasséréné par le caractère particulier, “vieux russien”, de cette ville où il découvre, d'autre part, d'importantes collections de textes et d'airs populaires traditionnels. C'est avec des convictions remises à neuf qu'ayant à peine rejoint la Suisse, le compositeur est bloqué par la déclaration de guerre. Il a trente-deux ans.
On imagine ce que put être le “refuge vaudois” après les cinq ans de vie mondaine qui ont précédé. Au tumulte des batailles artistiques succède le silence menacé d'un pays neutre, encerclé par la tourmente qui s'éternisera, accélérant la mort de l'Europe traditionnelle. Comme bien d'autres artistes et écrivains, le compositeur, à Clarens ou à Morges, ne peut encore que témoigner de son accablement devant la furie des nationalismes stériles, l'assaut éhonté des propagandes meurtrières, la vertigineuse faillite de l'Occident. Comme à sa foi, Stravinsky s'accroche à ces chansons paysannes qu'il a providentiellement ramenées de Russie et il restitue l'extraordinaire fraîcheur de ces sources, l'émotion sans pareille qui fut la sienne à Kiev dans Pribaoutki, les Trois Histoires pour enfants et la Berceuse du Chat. Depuis Moussorgsky, on n'a rien écrit de plus direct, de plus intense et de plus juste.
Le compositeur a trouvé en l'écrivain Charles Ferdinand Ramuz un ami incomparable qui le comprend, le soutient, se consacrant lui-même à des recherches toutes voisines où la truculence des mots, un savant dosage de vulgarités et de fautes de français reconstituées, tentent, aussi, de réconcilier les “sauvages” et les “quintessenciés”. Il sera le traducteur aussi inspiré qu'inattendu de ces mélodies miraculeuses, composées par Stravinsky pour rester en contact avec le vrai, le seul vrai qui demeure dans cette Europe asphyxiée par les mensonges de la propagande. Mais la puissance imprévue de ces mélodies amène le musicien à concevoir trois oeuvres plus vastes où, renonçant aux très gros moyens mis à sa disposition par Diaghilev, il conjuguera les ressources de la poésie populaire et d'ensembles instrumentaux très réduits, calculés et mis au point en fonction d'une efficacité maximum. Ainsi naquirent, en étroite collaboration avec Ramuz, trois chefs-d'oeuvre dont notre après-guerre seulement consacra l'importance: Renard (1916-17), l'Histoire du Soldat (1917-18) et, le sommet peut-être de tout l'oeuvre stravinskien, Noces (1914-23). Cet accent populaire apparaît aussi comme un élément essentiel de l'anti-romantisme auquel Stravinsky se voue depuis quelques années, notamment dans sa musique de chambre. Cet anti-romantisme, il en est un champion d'autant plus convaincu que sa première période (jusqu'à L’Oiseau de Feu inclus) n'échappe pas à l'asservissement auquel le XIXe siècle confinait la musique. Après avoir progressivement libéré le langage musical pur des nécessités descriptives du ballet, il tentait donc, avec les trois oeuvres essentielles nées durant la guerre, de libérer la musique chantée de la même tutelle littéraire, initiative anti-wagnérienne plus délicate encore, mais où nous le voyons triompher par le biais de la truculence, d'une polyphonie dramatiquement justifiée (Renard) et qui, bientôt, le conduit à la dislocation du langage, au syllabisme de Noces. Le texte de l'Histoire du Soldat n'étant pas chanté, mais seulement lu, tandis que des acteurs miment l'action, le problème de l'intégration d'une musique “pure” est sensiblement différent, bien que s'apparentant lui aussi à l'anti-romantisme, par les éléments qu'il fait intervenir et l'intention avec laquelle la musique est composée.
En mars 1917 éclate la révolution russe qui, bientôt, prive le compositeur de ses dernières ressources régulières. La vie artistique étant éteinte après trois ans et demi de guerre, Stravinsky et ses amis se trouvent dans une situation matérielle périlleuse qui leur donne l'idée de monter un petit spectacle ambulant dont le but avoué sera de divertir et d'attirer jusqu'au public des petits villages. Un mécène zurichois s'étant montré favorable au projet, Stravinsky rassemble six instruments familiers: le violon (traité dans un style “double cordes”, très fruste, et doublé par la contrebasse), la clarinette, un basson aux bonhomies paysannes, enfin deux instruments d'orphéon, particulièrement appréciés des Suisses, le trombone et le cornet à pistons (non point la trompette, moins maniable et trop aristocratique). On peut donc remarquer que chaque instrument “aigu” (ou utilisé dans l'aigu, comme la clarinette) est doublé par un autre de la même famille, évoluant dans le grave. L'ensemble est propulsé par une batterie très importante, comportant les différentes caisses, triangle, cymbales et tambourin. Ce rôle propulseur confié aux percussions participe autant de l'anti-romantisme, déjà relevé, que d'une découverte récente. Cette accumulation d'instruments, généralement considérés comme “ponctuants”, est en effet directement inspirée des formations du jazz américain, encore totalement inconnues en Europe, mais au sujet desquelles Ernest Ansermet avait ramené d'Amérique plusieurs cahiers de musique dont le style, le rythme et l'orchestration fascinent le compositeur. Cette instrumentation lucidement expérimentale décidée, le texte de Ramuz étant du style des “Histoires pour enfants”, les accents confiés à cet ensemble n'auront pas à s'embarasser d'élégances inutiles, mais s'affirmeront crûment, donnant à chaque instrument un rôle soliste, ce qui n'empêchera pas, le cas échéant, d'isoler le violon, seul “personnage” de cette trame musicale et par là même lien avec l'histoire et dernière concession aux nécessités scéniques. Voulant, comme pour Renard, conserver à la.musique, les pouvoirs révélés par les mélodies, l'accompagnement musical de l'Histoire du Soldat n'est donc pas conçu comme une romantique “musique de scène”, mais évolue indépendamment, comme une série d'intermèdes, maintenant l'atmosphère ou préparant la reprise du récit. Seules les mesures finales suggèrent quelque chose qui n'a pas été écrit.
L'aventure, inspirée d'un conte russe, mais coupée de toute référence nationale ou historique, met en scène un soldat enrôlé de force et qui vient de déserter: ses allures populaires et sa conception des choses n'auront donc pas à être figurées par une thématique savante ni particulièrement distinguée. Envisageant sa partition un peu comme une “suite” du XVIIIe siècle, Stravinsky utilise délibérément les rythmes de danses à la mode en 1918: la marche, le tango argentin, le paso-doble espagnol, la valse viennoise, sans parler du rag américain ni des flons-flons des fanfares vaudoises. Stravinsky a-t-il besoin, pour contraster avec émotion, d'un grand thème traduisant la précarité de nos réussites? Plutôt que choisir une rengaine et faire une concession au romantisme, il s'adresse au plus profond de la veine populaire sérieuse et choisit (non sans audace) le plus célèbre choral de Luther, Ein feste Burg ist unser Gott (tellement déformé, il est vrai, par la mémoire sans complexes du héros, qu'il est assez difficile de le reconnaître et qu'on y trouve des allusions à “Do-do, l'enfant dormira bientôt”).
Unifier un matériau aussi délibérément disparate n'était que jeu d'adresse pour un élève de Rimsky-Korsakov, capable de transfigurer les emprunts les plus vulgaires. Dignifiant les rythmes auxquels il se soumet, il rédige et orchestre le tout “à la russe”, accusant les analogies de timbres, usant d'échos et de similitudes avec d'autres profils rythmiques, alliant le plaisant et le saugrenu pour mieux ordonner. Beaucoup de commentateurs ont vu dans cette fusion savante le départ de l'internationalisme auquel Stravinsky se rangera après la guerre. Si cet aspect est indéniable, il semble pourtant que l'Histoire du Soldat s'inscrive d'abord dans le courant d'un approfondissement de la “période russe”, réflexion qui le mènera du Sacre du Printemps à Noces.
S'il fallait qualifier cette musique savoureuse qui débouche pourtant sur une tristesse poignante, c'est assurément l'adjectif “nègre” qui conviendrait le mieux, et non point nègre-américain, mais nègre-africain, dans l'acceptation la plus rituelle du terme. On parla souvent du “cubisme” de Stravinsky et on aime à comparer ses styles successifs aux différentes “manières” de Picasso. Mais on ne souligne pas que leur trait commun essentiel est d'avoir été, très tôt, profondément sensibles à l'abstraction artisanale et populaire de la sculpture africaine. Déjà Le Sacre avoue cette préoccupation nègre d'un rythme densificateur, expressif par lui-même. La “période suisse” de Stravinsky, très individualisée, exprime toute entière les leçons de ce dépouillement par un rythme efficace parce qu'architectural et aussi propulseur. Dans l'Histoire du Soldat, le ton donné par la batterie est plus “africain” que “jazz”, en définitive, et nous ne citerons qu'un exemple spectaculaire: la Marche triomphale du diable et toute sa fin “tam-tam”, grâce à laquelle nous apprenons, dans le malaise et la stupeur créés par un rythme noir, sûr et monotone, que le démon a vaincu.
L'Histoire du Soldat fut créée au Théâtre de Lausanne, le 27 septembre 1918, par Georges et Ludmilla Pitoeff, dans des décors d'Auberjonois, Ansermet étant au pupitre. Mais le succès ne put en être exploité: en ces derniers mois de guerre se déclara la dernière peste de l'Occident, cette “grippe espagnole” des états-majors qui, bien sûr, n'épargna pas les pays neutres. Bientôt toute la troupe fut atteinte et chacun fut encore heureux de célébrer l'armistice sur un lit de convalescence...
Stravinsky creusa encore les leçons de la longue retraite vaudoise. En 1919, il tire de l'Oiseau de Feu, avec une extraordinaire perspicacité, les pages qui lui paraissent y dépasser la gangue descriptive, offrant de son oeuvre une image tellement “moderne” et nouvelle qu'on a oublié, depuis, la complaisance romantique de l'intégrale. Avec Rag Time pour onze instruments et Piano Rag Music, Stravinsky, après s'être montré le digne successeur de Moussorgsky, premier “sauvage” de l'art occidental, renouait avec la tradition européenne, épousait la cause de l'internationalisme, née du désir d'en finir avec les guerres... La révolution russe et le triomphe de Lénine l'écartent désormais de son sol natal, il se tourne donc sincèrement vers les premiers internationaux dont on ait conservé la musique: les baroques du XVIIIe siècle. Tout doit recommencer, différemment. C'est un retour à d'autres sources, concrétisé par une réussite paradoxale, née d'une commande nouvelle de Diaghilev, Pulcinella. [...]" Notes de Marcel MARNAT publiées dans l'album Philips PHS 900-046.
Igor MARKEVITCH dirige ici un ensemble de cordes de l'Orchestre Symphonique de Berne et un ensemble instrumental formé de Maurice ANDRÉ, Cornet à pistons, Manoug PARIKIAN, Violon, Ulysse DELÉCLUSE, Clarinette, Henri HELAERTS, Basson, Roland SCHNORKH, Trombone, Joachim GUT, Contrebasse et Charles PESCHIER, Percussions, avec les voix de Jean COCTEAU (Le Récitant), Peter USTINOV (Le Diable), Jean-Marie FERTEY (Le Soldat) et Anne TONIETTI (La Princesse), un enregistrement effectué pour Philips en octobre 1962 dans le Théâtre de Vevey, à l'occasion du 17e Festival International de Musique de Montreux.
Pour l'enregistrement, le texte original de Charles Ferdinand Ramuz fut légèrement modifié, quelques parties furent réparties entre les différents orateurs pour un effet plus dramatique. Il peut être téléchargé sous ce lien.
Je ne peux toutefois vous proposer l'enregistrement de cette oeuvre qu'en écoute, les oeuvres d'Igor STRAWINSKY ne tombant dans le domaine publique qu'en 2042: c'est grâce à la splendide collection du site archive.org - plus particulièrement de cette page - que ceci est possible, par l'intermédiaire d'iframes embarqués:
Première partie
Deuxième partie
Provenance: disque Philips PHS 900-046, cette page du site archive.org